Dostoïevski dans la culture russe

Dostoïevski dans la culture russe voit, rassemblées autour de ses œuvres, celles d'autres écrivains, de musiciens, d'artistes du théâtre, de l'opéra, et du ballet, russes également ou occidentaux témoignant de cette culture.

En France, c'est Eugène-Melchior de Vogüé qui fait connaître dans les années 1890 les œuvres de Dostoïevski. Il s'agit d'une image réduite, incomplète dont les lecteurs ne vont se recruter que lentement en face de la masse énorme de Léon Tolstoï qui encombre l'horizon [1]. Charles Morice ne publie qu'une version « procustement mutilée » des Frères Karamazov, selon Gide, et il faut attendre 1906 pour qu'une version soi-disant complète soit publiée à la Librairie Charpentier[2]. Seuls trois de ses livres, Les Pauvres Gens, Souvenirs de la maison des morts et Crime et Châtiment, sont signalés par de Vogüé, qui reconnaît le talent de l'auteur russe[3].

Pour Ettore Lo Gatto, l'influence de Fiodor Dostoïevski entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle fut d'abord plus philosophique qu'artistique. C'est son slavophilisme et son christianisme qui attirent les esprits. Il a fallu attendre le décadentisme d'une part et les études psychologiques d'autre part, pour que son influence s'exerce sur le plan littéraire, puis sur les autres domaines tels que la musique, l'opéra ou le ballet[4].

Dostoïevski et la littérature[modifier | modifier le code]

Le thème de l'influence de Fiodor Dostoïevski dans la littérature est appelé en russe la dostoïevchtchina[5],[6] et dans le dictionnaire Ouchakov de 1935 réalisé par le linguiste Dmitri Nikolaïevitch Ouchakov, ce qui est donné comme caractéristique de cette influence littéraire de l'auteur est :

  • 1. La capacité marquée d'analyse psychologique à la manière de Dostoïevski.
  • 2. Des descriptions littéraires sur l'instabilité émotionnelle des personnages, leurs expériences émotives fortes et contradictoires comme cela se présente chez les héros des romans de Dostoïevski[7].

Dans la jeune Russie soviétique fleurissent des expressions désobligeantes variées pour qualifier les auteurs ou les héros des romans pré-révolutionnaires, les nobles et même les contemporains suspectés d'être hostiles au nouveau pouvoir en place : l'« oblomovisme », l'« onéguinovisme » pour caractériser Eugène Onéguine, le « karamazovisme » qui se réfère à la famille Karamazov, le « boulgakovisme » qui se réfère à la personnalité de l'écrivain Mikhaïl Boulgakov[8].

Le critique littéraire Alexandre Dolinine étudie la présence de la « dostoïevchtchina » dans un article intitulé « Nabokov, Dostoïevski et la dostoïevchtchina », et en particulier dans le roman de Vladimir Nabokov, La Méprise. Malgré les rapprochements qui peuvent être étudiés entre l'œuvre de Dostoïevski et des écrivains d'Europe occidentale ce terme « dostoïevchtchina » n'est pas utilisé par la critique à leur propos[9].

L'influence de Dostoïevski est clairement perceptible dans la prose soviétique des années 1920 : dans le roman de Leonid Leonov Le Voleur, dans les œuvres d'Ilya Ehrenbourg, dans L'Année nue de Boris Pilniak.

Dans un rapport daté de 1926 sur Les Frères Karamazov, Vladimir Nabokov discute des « raisons de l'insignifiance de la littérature soviétique », et il en trouve des traces dans « la banalité de Dostoïevski » et dans l'idée d'une grande « âme slave » dans l'esprit d'écrivains tels que Fiodor Gladkov, Lidia Seïfoullina, Mikhaïl Zochtchenko. Dans ce rapport, comme dans le roman La Méprise de Nabokov, « la polémique n'est pas tant dirigée contre Dostoïevski, mais seulement contre “l'attitude actuelle à son égard” et contre ses interprètes et successeurs, responsables d'une “dostoïevchtchina sombre”.

Alexandre Dolinine répertorie les extraits parodiés par Nabokov de cette « dostoevchtchina » : les romans de Valéri Brioussov, le récit de Leonid Andreïev intitulé La Pensée, Le cheval blême de Boris Savinkov, les scènes de cabaret dans Pétersbourg d'Andreï Biély et ses Notes d'un original, le récit anti-émigrants d'Alexis Nikolaïevitch Tolstoï, intitulé Le manuscrit trouvé sous un lit, et une série de récits en prose d'auteurs soviétiques des années 1920. Selon Dolinine, le modèle de base qui a servi à Nabokov pour ses parodies de la « dostoïevchtchina » est le récit d'Ilya Ehrenbourg : L'été de l'année 1925 [10].

Il est significatif que D. S. Mirsky n'ait pas été attiré par l'œuvre de Dostoïevski. Dans un article académique sur l'écrivain, dans son Histoire de la littérature russe (1926) Mirsky n'utilise jamais le terme « dostoïevchtchina »[11]. V. V. Nabokov considérait cette œuvre de Mirsky comme « La meilleure histoire de la littérature russe dans toutes les langues, y compris en russe ». Par ailleurs, Nabokov, dans ses Cours de littérature russe (première édition en 1981), parle des Carnets du sous-sol comme de la quintessence de la « dostoïevchtchina »[12].

Dostoïevski et le théâtre[modifier | modifier le code]

Selon Ettore Lo Gatto, si Dostoïevski est, en général, opposé au théâtre et à ses artifices, il n'en apparaît pas moins comme le plus théâtral des écrivains russes. Certains critiques ont même été jusqu'à définir ses romans comme des « tragédies » du fait de leur présentation même, mais surtout de leur orientation vers la solution tragique, la « catharsis ». Même les parties narratives, par leur sécheresse, confirment cette interprétation[13]. Nina Gourfinkel rappelle que dans sa jeunesse, Dostoïevski avait rêvé d'être dramaturge. Ses dons de dramaturge, il les a transposés dans ses romans. Dès ses premiers récits, sa tendance à la dramatisation se fait sentir, mais c'est surtout dans ses grands romans écrits dans les quinze dernières années de sa vie que l'on découvre son goût pour une présentation sous forme de scènes des grands problèmes intellectuels, philosophiques et sociaux[14].

Les œuvres dramatiques de l'écrivain ont été rapidement représentées au théâtre. Très vite après la sortie de Crime et Châtiment (1866), des pièces sont tirées du roman. En France, dès 1888, Paul Ginisty et Hugues Le Roux créent une pièce de ce roman avec Paul Mounet à l'Odéon. En 1933, Gaston Baty crée une nouvelle adaptation, mais remarque qu'il y en a déjà trois françaises et sept étrangères[15].

La première de la pièce Les Démons date du au Théâtre de la société littéraire et artistique de Pétersbourg. Elle a été suivie de la pièce Les Frères Karamazov au Théâtre d'art de Moscou en 1910, et de Les Démons (sous le titre Nikolaï Stavroguine le ). Maxime Gorki tenta d'empêcher la représentation, soutenu par les bolchévistes (article : Sur le « karamazovisme »[16], à deux reprises[17]). Gorki donnait, au début, une évaluation négative de l'œuvre de Dostoïevski qu'il traite de « mauvais génie », sado-masochiste.

La pièce Nikolaï Stavroguine a été présentée et défendue lors d'une réunion de la Société religieuse et philosophique de Moscou le par S N Boulgakov dans sa conférence « La Tragédie russe »[18]. Viatcheslav Vsevolodovitch Ivanov a quant à lui présenté l'article sur « Le mythe principal du roman Les Démons »[19].

En , Jacques Copeau et Jean Croué publient ensemble Les Frères Karamazov aux éditions de la NRF, une adaptation d'après Dostoïevski, qui avait été créée le au Théâtre des Arts à Paris et présentée dans Le Figaro du par André Gide[20],[21],[22].

En , Jacques Copeau et Jean Croué montent la pièce des Frères Karamazov qu'André Gide présente dans Le Figaro du [21]. D'autres représentations des Les Frères Karamazov ont encore eu lieu 50 ans plus tard en 1960.

La pièce Les Démons a encore été créée par Lev Dodine au Maly Drama Théâtre en 1991.

Les représentations théâtrales des œuvres de Dostoïevski ainsi que des critiques sont répertoriées dans la biographie « Dostoïevski et le théâtre, 1846–1977» (1980) du critique Sergei Belov[23]. En France, on peut citer parmi les représentations :

Dostoïevski et l'opéra[modifier | modifier le code]

L'influence de Dostoïevski dans le domaine de la musique est décrite de manière détaillée dans la monographie due à Abram Gozenpoud « Dostoïevski et la musique»[24]. Ce critique considère que le talent de Dmitri Chostakovitch a certaines ressemblances avec celui de Dostoïevski[25].

Dostoïevski et le ballet[modifier | modifier le code]

  • 1980 — Première du ballet L'Idiot à Leningrad par le maître de ballet Boris Eifman sur le roman éponyme de Dostoïevski et sur la musique de la Symphonie nº 6 de Tchaïkovski[32]
  • 1995 — création du ballet Les Karamazov par Boris Eifman suivant le roman de Dostoïevski sur une musique de Sergueï Rachmaninov, Richard Wagner et Modeste Moussorgski
  • 2013 — Boris Eifman crée un nouveau ballet Karamazov en 1995 sous le nom « De ce côté là du péché » d'après le roman de Dostoïevski Les Frères Karamazov sur la musique de Rachmaninov, Wagner et Moussorgski[33]
  • 2015 — Au printemps et l'été 2015, au théâtre musical d'Omsk le maître de ballet Nadejda Kalinina crée un ballet original L'Idiot sur base du roman homonyme de Dostoïevski et une musique de Tchaïkovski. La chorégraphie est différente de celle de Boris Eifman[34],[35]. La première eut lieu le .

Références[modifier | modifier le code]

  1. André Gide 1923, p. 13.
  2. André Gide 1923, p. 16.
  3. André Gide 1923, p. 15.
  4. Ettore Lo Gatto , Histoire de la littérature russe des origines à nos jours, Traduit de l'italien par M. et A.-M Cabrini, Édition Desclée De Brouwer, 1965, p. 413
  5. Le dictionnaire Ouchakov la définit comme suit : http://ushakovdictionary.ru/word.php?wordid=14043
  6. texte complet en russe de la définition de «  dostoïevchtchina » dans le dictionnaire Ouchakov en 1935 : ДОСТОЕВЩИНА, достоевщины, мн. нет, ж. (публиц.). 1. Психологический анализ в манере Достоевского (с оттенком осуждения). 2. Душевная неуравновешенность, острые и противоречивые душевные переживания, свойственные героям романов Достоевского
  7. (ru) Ушаков, Дмитрий Николаевич (Dimitri Nikolaïevitch Ouchakov) (dir.), Dictionnaire Ouchakov de langue russe/ словарь русского языка : В 4 т., t. 1, Moscou, Encyclopédie soviétique Советская энциклопедия; ОГИЗ; Государственное издательство иностранных и национальных словарей,‎ , 784 p.
  8. (ru)Titre en français : Le Raid (ru) «Бег», Булгаковская энциклопедия (consulté le )
  9. Par exemple : Franz Kafka, Thomas Mann, Stefan Zweig,Albert Camus, Jean-Paul Sartre [1]
  10. (ru) Alexandre A. Dolinine (Долинин, Александр Алексеевич), « Nabokov et Dostoïevski et la dostoïevchtchina/ Набоков, Достоевский и достоевщина », 1/no 1 (277), Старое литературное обозрение,‎ (lire en ligne)
  11. Мирский 1992.
  12. Набоков 1999, p. 189.
  13. Ettore Lo Gatto , OP. cit. p. 413
  14. Catteau, Gourfinkel et collectif 1973, p. 240.
  15. Catteau, Gourfinkel et collectif 1973, p. 247.
  16. (ru) Maxime Gorki, « À propos des « Karamazovchtchi» », 1, Pyccкoe словo,‎
  17. (ru) Maxime Gorki, « Encore sur le karamazovisme /Eщe o «карамазовщине» » (газета), 1, Pyccкoe словo,‎
  18. (ru) Булгаков С. Н., « Русская трагедия », Библиотека «Вехи» (consulté le )
  19. (ru) Иванов Вяч., « Основной миф в романе «Бесы» », Библиотека «Вехи» (consulté le )
  20. André Gide 1923, p. 57.
  21. a et b André Gide, Dostoïevski articles et causeries, NRF, Gallimard, 1970, p. 57 à p. 64
  22. « La collaboration de Jean Croué et Jacques Copeau à l'adaptation scénique des Frères Karamazov » par Francis Pruner, in Revue de la Société d'histoire du théâtre, 1er trimestre 1983, p. 42-58
  23. (ru) Sergueï Belov /Белов, Сергей Владимирович, Dostoïevski et le théâtre 1846-1977 : Достоевский и театр, 1846–1977 : библиогр. указ., Léningrad,‎ , 179 p.
  24. Гозенпуд 1971, p. 150—169.
  25. Гозенпуд 1971, p. 152—155.
  26. Гозенпуд 1971, p. 149—150.
  27. Гозенпуд 1971, p. 150—151.
  28. Гозенпуд 1971, p. 164—166.
  29. Гозенпуд 1971, p. 166—168.
  30. L'Idiot de Dostoïevski en version opéra avec Bogdan Volkov dans le rôle du prince Mychkine (Ténor) et Piotr Migunov dans le rôle de Rogojine (consulté le 9-3-2017) http://fr.euronews.com/2017/02/15/l-idiot-de-dostoievski-en-version-opera-au-bolchoi
  31. « http://www.atheneetheatre.com/saison/spectacle/je_suis_un_homme_ridicule.htm »(Archive.orgWikiwixArchive.isGoogleQue faire ?) (consulté le ) (consulté le 9-3-2017)
  32. (ru) « Театр балета Бориса Эйфмана », Belcanto.ru (consulté le )
  33. (ru) « По ту сторону греха », Санкт-Петербургский государственный академический театр балета Бориса Эйфмана (consulté le )
  34. (ru) I Kisliatsikh / Кисляцких, Юлия., « L'idiot devient ballet /стал балетом. В Музыкальном театре станцуют роман Достоевского », 2, Аргументы и Факты в Омске, no 30,‎ (lire en ligne)
  35. http://www.omsk.aif.ru/culture/culture_theatre/idiot_stal_baletom_v_muzykalnom_teatre_stancuyut_roman_dostoevskogo (consulté le 09-03-2017)

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Jacques Catteau, Nina Gourfinkel et collectif, Dostoïevski : Les éléments d'une tragédie moderne dans les romans de Dostoïevski, Paris, Édition de l'Herne, coll. « Série slave », , 376 p.
  • André Gide, Dostoïevski : Articles et Causeries, Gallimard, coll. « Idées NRF »,
  • (ru) Abram Gozenpoud/Гозенпуд, Абрам Акимович, Dostoïevski et la musique/ Достоевский и музыка, Léningrad, Музыка,‎ , 175 p., p. 150—169
  • (ru) D. S. Mirsky Sviatopolk-Mirski/Святополк-Мирский, Дмитрий Петрович, Histoire de la littérature russe des origines jusqu'en 1925 / История русской литературы с древнейших времен до 1925 года, London, Overseas Publications Interchange Ltd,‎ (ISBN 1 870128 18 4, lire en ligne), Достоевский (после 1848 г.)
  • (ru) Vladimir Nabokov/Набоков, Владимир Владимирович, Cours de littérature russe : Лекции по русской литературе, Moscou, Независимая Газета,‎ , 440 p. (ISBN 5-86712-025-2), Федор Достоевский, p. 170—215
  • (ru) Valerian Pereverzev/ Переверзев, Валерьян Фёдорович, Encyclopédie de la littérature/ Литературная энциклопедия, t. 3, Moscou, Изд-во Ком. Акад.,‎ (lire en ligne), Достоевский Федор Михайлович
  • (ru)Iouri Dimitrine/Димитрин, Юрий Георгиевич|Юрий Димитрин. Opéra sur le roman de Dostoïevski. — Изд-во «Planète musique-Планета музыки», 2016. — 224 с. — (ISBN 978-5-8114-2194-7)