Jacquerie paysanne roumaine de 1907

Jacquerie paysanne roumaine de 1907
Description de cette image, également commentée ci-après
Le partage du maïs montre un groupe de paysans se dirigeant vers l'« arendache » pour recevoir leurs rations de maïs (Ștefan Luchian)
Autre nom Révolte paysanne de 1907 en Roumanie
Date
Février-Avril
Lieu
Drapeau de la Roumanie Roumanie
Résultat
Répression, entre 421 et 11 000 victimes, mais aussi réformes.

La jacquerie paysanne roumaine de 1907 est un mouvement social qui a eu lieu en Roumanie de février à . Cette révolte de la faim intervient moins de deux ans après les évènements révolutionnaires de la Moldavie russe voisine, en lien avec la révolution russe de 1905. Les paysans roumains insurgés ont été réprimés par les cosaques russes en Moldavie orientale en 1905 et 1906, et par l'armée roumaine en Moldavie occidentale et en Valachie en 1907.

Causes[modifier | modifier le code]

Les paysans roumains avaient été libérés du servage en 1746-49 par le hospodar Constantin Mavrocordato tant en Moldavie qu'en Valachie, mais n'avaient pas tous été émancipés pour autant : sur les grands domaines aristocratiques gérés par des « arendaches » (arendași) qui affermaient ces terres, les habitants étaient devenus des ouvriers agricoles pauvres, qui ne recevaient en échange de leur travail qu'une modeste part des biens qu'ils produisaient, juste de quoi survivre. D'ailleurs, des jacqueries plus limitées, et facilement circonscrites par les gendarmes locaux, s'étaient déjà produites en 1888, 1889 et 1900 (années de sécheresse)[1],[2].

Les causes de la jacquerie de 1907 sont multiples et discutées[3], mais les principales sont les mauvaises récoltes des années précédentes et la spéculation du prix des grains par les « arendaches » auxquels les boyards et princes vivant à l'étranger laissaient la gestion de leurs domaines, attendant seulement des « arendaches » qu'ils envoient à Paris, Nice ou Londres les rentes les plus élevées possible.

Plus marginalement, la diffusion des idéaux égalitaires et socialistes parmi les paysans a pu jouer un rôle[4],[5], mais pas le « rôle moteur » comme l'a affirmé et enseigné durant 45 ans l'historiographie communiste, car la plupart des paysans étaient encore illettrés en 1907 et n'avaient guère le loisir de s'approprier des idées politiques[6].

Un berger et des soldats roumains observent les villages incendiés par les cosaques en Bessarabie alors russe.
Les feux de la révolution : en 1905, des gardes-frontières roumains observant les villages moldaves auxquels les cosaques ont mis le feu sur l'autre rive du Prut en Moldavie russe
Une patrouille de l'armée observe un domaine agricole incendié par les paysans affamés dans le județ de Buzău.
Piquet d'avertissement de l'armée proche des entrepôts du port de Brăila.
Le général Alexandru Averescu qui réprima les insurgés.
L'armée escorte les paysans arrêtés vers la prison de Piatra Neamț.
Paysans révoltés, par Apcar Baltazar.

Déroulement[modifier | modifier le code]

La jacquerie débute le dans le village, ultérieurement qualifié de « bien-nommé », de Flămânzi (« affamés » en roumain), dans le județ de Botoșani, dans le nord de la Moldavie. Durant le mois de mars, l'insurrection s'étend à tout le pays : des manoirs de boyards, des bureaux et des postes de gendarmerie sont incendiés, des entrepôts sont pillés, et des dockers des ports de Brăila, Constanța, Galați, Giurgiu, Oltenița et Zimnicea se joignent au mouvement ; des combats ont lieu autour des gares de triage et des quais des grains, partout où transitent les céréales destinées à l'exportation.

Le 18 mars, les gendarmeries locales étant débordées et les insurgés marchant sur la capitale Bucarest, l'état d'urgence est proclamé : l'armée, commandée par le général Alexandru Averescu, ministre de la guerre, est mobilisée ; l'artillerie est utilisée contre les rebelles.

Le 24 mars, le gouvernement conservateur démissionne et le libéral Dimitrie Sturdza devient premier ministre. À la mi-avril les ports, gares et entrepôts sont tous revenus sous le contrôle du gouvernement, et plus de 2 000 insurgés sont arrêtés[7].

Conséquences[modifier | modifier le code]

À l'issue de la répression, on dénombrera entre 421 (selon les sources officielles de l'époque[8]) et 11 000 victimes (selon l'historiographie communiste[7]) dont quelques dizaines d'affermeurs et d'usuriers, ainsi que des millions de lei de dégâts matériels[2],[9],[10].

Les principales conséquences institutionnelles sont l'adoption par le Parlement de plusieurs lois visant à améliorer la condition paysanne, dont l'une rend obligatoires les contrats agricoles, interdit le cumul des « arendes » (affermages) et l'usure auprès des paysans, et crée une banque d'État : le „Crédit rural”[2].

Sur le plan social, une conséquence de la jacquerie est l'« électrochoc » éprouvé par les princes et des boyards vivant en Occident, qui réalisent que le système dont ils tirent leur opulence pose problème et devra être réformé[11].

La jacquerie de 1907 dans la culture[modifier | modifier le code]

Sur le plan culturel, la violence de l'insurrection provoque, en Roumanie même, l'effondrement du mythe bucolique du « paysan paisible », docile voire servile, soi-disant « fondement de la nation », et à l'étranger, la dégradation (déjà) de l'image du pays, tant en raison des violences des paysans, que de celles de l'armée contre eux[11].

En peinture, la perception du monde rural évolue : de l'idéalisme romantique et pastoral d'un Nicolae Grigorescu (décédé précisément en 1907), elle devient sombre et dramatique (avec, par exemple, Octav Băncilă, Ștefan Luchian, Ștefan Dimitrescu, Camil Ressu, Ion Theodorescu Sion (ro), Francisc Șirato ou Apcar Baltazar)[12].

En 1932, l'écrivain Liviu Rebreanu publie son poignant récit Răscoala (« La Révolte »).

Dans Ciulinii Bărăganului (« Les Chardons du Bărăgan ») paru en 1928, l'écrivain roumain d'expression française Panaït Istrati (1884-1935) évoque la jacquerie au-travers de l'aventure de deux adolescents dans la steppe du Bărăgan. Récit de la violence de cette révolte, le récit est dédié « Au peuple de Roumanie, à ses onze mille assassinés par le gouvernement, aux trois villages de Stănilești, Băilești et Hodivoia, rasés à coups de canon, crimes perpétrés en mars 1907 et restés impunis »[13].

Les exégètes socialistes et nationalistes aussi s'emparent de la thématique du « paysan exploité », soit pour argumenter leurs plaidoyers pour le prolétariat (comme Ion Luca Caragiale, Octav Băncilă, Constantin Dobrogeanu-Gherea, Constantin Mille (ro) et Christian Rakovski), soit pour verser dans la xénophobie et l'antisémitisme (comme Alexandru Dimitrie Xenopol, Ioan Slavici ou Ion Dobre, sous prétexte que beaucoup d'« arendaches » étaient levantins, arméniens, phanariotes ou juifs)[14].

Exégèse[modifier | modifier le code]

Il existe trois interprétations de cette jacquerie :

Notes[modifier | modifier le code]

  1. a et b Constantin C. Giurescu, (ro) Istoria românilor din cele mai vechi timpuri până la moartea regelui Ferdinand I (« Histoire des Roumains depuis les temps les plus anciens jusqu'à la mort du roi Ferdinand »), pp. 472-472 (Révolte de 1907), ed. Cugetarea—Georgescu Delafras, 1943
  2. a b et c (ro) « 1907 crimă în masă sau simplă represiune? », Historia (consulté le )
  3. Philip Gabriel Eidelberg & John R. Lampe, The Great Rumanian Peasant Revolt of 1907, Origins of a Modern Jacquerie, Leiden: E. J. Brill, 1974.
  4. Constantin C. Giurescu, (ro) Istoria românilor din cele mai vechi timpuri până astăzi (« Histoire des Roumains depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours »), Bucarest 1975, ed. Albatros, p.656-657
  5. Jurnalul de Botoșani și Dorohoi du 26 août 2008 sur „Documente inedite despre Marea Răscoală Țărănească din 1907”.
  6. Piatza.Net : La Révolte de 1907 telle qu'on ne l'enseigne pas à l'école [1].
  7. a et b Cosmin Pătrașcu Zamfirache, (ro) Câți țărani au fost uciși la 1907 ? (« Combien de paysans ont été tués en 1907 ? ») dans Adevărul de Botoșani du 15 juillet 2016 [2]
  8. Ion Bulei, (ro) 421, pas 11.000 dans Ziarul de Duminică du 2 février 2007 - nu 11.000
  9. Daniel Chirot et Charles Ragin, (en) The Market, Tradition and Peasant Rebellion: The Case of Romania in 1907, in: "American Sociological Review", Vol. 40, n° 4 (Aug. 1975), pp. 428-444. Published by: American Sociological Association.
  10. [3]
  11. a et b La démythification de la révolte de 1907 in : Amos News du 25 juin 2011 [4].
  12. Valentina Iancu, L'impact de la révolte de 1907 dans l'art moderne [5], 18 mars 2012, page du site CriticAtac.
  13. Panaït Istrati, Les Chardons du Baragan, Paris, Grasset,
  14. Une particularité importante de l'histoire des différentes communautés ethniques de Roumanie est que la majorité roumaine a été, durant de longues périodes, en position d'asservissement et de soumission politique à des pouvoirs qui lui étaient étrangers (selon les territoires : Empire grec, Empire bulgare, Empire mongol, Royaume de Hongrie, Empire turc, Empire autrichien, Empire russe…).
    Même dans les principautés roumaines de Moldavie et de Valachie, où la monarchie était élective, le souverain (voïvode, hospodar ou domnitor selon les époques et les sources) était élu par (et souvent parmi) les boyards, puis agréé par les Ottomans, car jusqu'en 1878 les deux principautés (unies en 1859) étaient vassales et tributaires de la « Sublime Porte ». Outre le tribut à verser aux Ottomans et à leurs alliés tatars, outre la dîme versée par les églises et monastères moldaves et valaques aux monastères byzantins de l'Athos et au patriarche de Constantinople, le souverain, pour être nommé, régner et se maintenir, devait acheter l'appui des partis de boyards et des puissances voisines, hongroise, habsbourgeoise, russe et surtout turque de sorte que, pour rembourser ses dettes, il devait affermer des offices moldaves et valaques à des « arendaches » qui exploitaient durement les masses paysannes.
    Par conséquent, la majorité roumaine a longtemps été moins favorisée socialement, économiquement et culturellement que les minorités, liées aux classes dominantes des Principautés roumaines ou des Empires voisins et à leur essor économique : (ro) Constantin C. Giurescu & Dinu C. Giurescu, Istoria Românilor Volume II (1352-1606), Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, Bucureşti, 1976 ; Gilles Veinstein et Mihnea Berindei : L'Empire ottoman et les pays roumains, EHESS, Paris, 1987 ; Jean Nouzille La Moldavie, Histoire tragique d'une région européenne, Ed. Bieler, (ISBN 2-9520012-1-9) ; Joëlle Dalegre Grecs et Ottomans 1453-1923. De la chute de Constantinople à la fin de l’Empire Ottoman L’Harmattan Paris (2002) (ISBN 2747521621). La seule minorité encore moins favorisée que la majorité roumaine, était celle des Roms.
    Lorsque la renaissance culturelle roumaine a commencé à se manifester, ses revendications ont donc remis en question cet ordre des choses qui a été aboli lorsqu'après 1918 l'unité roumaine s'est territorialement accomplie : (ro) Ioan Scurtu (coord.), Istoria Românilor Volume VIII (România Intregită 1918-1940), Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, Bucarest 2016, 1008 p., (ISBN 9789734506965).
  15. Mihai Manea, Bogdan Teodorescu, Istoria Românilor. Epoca modernă și contemporană, Bucarest 1983, pp. 159-160
  16. In 1918, Romania was a primitive country, where between 43 and 60 per cent of the population were illiterate, infant mortality ran at 17.4 per cent, and the annual per capita income was sixty dollars. Productivity was extremely low, industry at an embryonic stage, protective tariffs were very high, and most experts agree that 80 per cent of the population lived below the poverty line. - Zvi Yavetz, „An Eyewitness Note: Reflections on the Rumanian Iron Guard”, Journal of Contemporary History, Vol. 26, No. 3/4, republié dans The Impact of Western Nationalisms : Essays Dedicated to Walter Z. Laqueur on the Occasion of His 70th Birthday (Sep., 1991), pp. 597-610, Sage Publications, Ltd.
  17. Although he was well aware of the disastrous condition of the Romanian peasantry, he refused to examine its causes. He wrote: There is no doubt that our peasantry is the most backward in all of Europe; in no other country, not even in Turkey has the peasantry been left so far behind as the peasantry in the Romanian kingdom. - Radu Ioanid, „Nicolae Iorga and Fascism”, Journal of Contemporary History, Vol. 27, n° 3 (juillet 1992), pp. 467-492, Sage Publications, Ltd.
  18. À titre d'exemple, l'« arendache » Moïse Fischer exploitait, en 1904 en Moldavie, 236,863 hectares soit 2 368 km2 de domaines latifundiaires appartenant à onze familles aristocratiques dont la famille princière Sturdza, soit la superficie moyenne d'un județ, ensemble surnommé „Fischerland” et comprenant le domaine de Flămânzi où la jacquerie débuta : Alexandru Gabriel Filotti, (ro) Frontierele românilor, Vol II, Chap. IV sur le Wikisource roumain.
  19. (ro) Răscoala din 1907, minciuna din cărțile comuniste de istorie - [6]
  20. Daniel Chirot et Charles Ragin, (en) The Market, Tradition and Peasant Rebellion : The Case of Romania in 1907, in : American Sociological Review, Vol. 40, n° 4 (août 1975), pp. 428-444, published by the American Sociological Association.
  21. (ro) Răscoala de la 1907, atrocități și manipulare - [7].

Liens externes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Anton Caragea, Révolte ou complot ? sur 1907: Rascoală sau Complot?
  • Ion Luca Caragiale, article 1907 din primăvară până'n toamnă (« 1907 du printemps à l'automne ») [9]
  • Florin Șperlea, Lucian Drăghici, Manuel Stănescu, Armata română și răscoala din 1907 : documente (« L'armée roumaine et la révolte de 1907 : documents »), editura Militară, Bucarest 2007, (ISBN 978-973-32-0752-8) sur [10]
  • Emil Cernea, Criza dreptului în România la 1907 (« La crise du droit en Roumanie en 1907 »), Université de Bucarest, 2003 sur [11] - ebooks.unibuc.ro.
  • Liviu Rebreanu, La Révolte (1932), roman social

Articles connexes[modifier | modifier le code]